Les opérations extérieures

L’escadrille 5B2 au Maroc

 

 

L’article ci-dessous  fut rédigé par le Lieutenant de Vaisseau CAMPARDON (commandant de l’escadrille).

« Créée en janvier 1925 au Centre Aéronautique de Cuers, cette escadrille de GOLIATH-JUPITER bombardiers équipés en terrestres ne reçut que peu à peu son personnel tout jeune sortant d’écoles et son matériel entièrement nouveau. Le personnel n’avait qu’un entraînement à peu près nul au bombardement.

Le 12 août 1925, convoqué d’urgence rue Royale, j’ai la grande satisfaction d’apprendre que la 5B2 doit se préparer secrètement à partir pour le Maroc. Le 19, le Département fait savoir officiellement qu’il envisage la mise à la disposition du commandement militaire au Maroc de l’escadrille 5B2, pour participer aux opérations de guerre.

Le 26, l’ordre de départ est donné et le 28 août, premier jour favorable, 5 GOLIATH décollent de Cuers et atterrissent le lendemain à Casablanca après une nuit d’escale à Alicante. Beau voyage de 1800 km accompli dans des conditions pénibles par de jeunes équipages ne s’étant jamais écartés de Cuers.

Le 4 septembre à Meknès, le maréchal Pétain inspectait équipages et appareils qui arrivaient le lendemain à Fez.

Le 8 septembre la 5B2 effectuait son premier bombardement : l’objectif était Adjdir.

Quelle était la situation militaire et politique au Maroc ? Quels évènements nécessitaient l’envoi d’une escadrille de la Marine ?

Durant les années précédentes, les Riffains avaient obtenu sur les espagnols des succès militaires, les obligeant à évacuer une grande partie des territoires occupés et à se replier sur Melilla et Tetouan.

Nos voisins n’étaient cependant pas suffisamment intéressés par le Maroc pour venger cet échec par une nouvelle  expédition.

Le corps d’occupation fut fortement retranché autour des praesidio de Melilla et Tetouan. L’arrivée de ravitaillement et de renforts étant ainsi largement assurée par voie de mer, il pouvait facilement résister à une attaque riffaine.

Abd-el-Krim, chef de guerre, ne peut maintenir ou accroître son autorité sur le Riff qu’en combattant : la ligne des postes français créés en 1924 par le maréchal Lyautey sur les hauteurs de la rive droite de l’Ouergha, chez les tribus récemment ralliées à notre cause, parait une proie trop facile. Le Rogui, sollicité peut-être par des puissances étrangères, dirigera vers ces postes son activité.

Le 13 avril 1925, les harkas riffaines envahissent le pays Beni-Zeroual malgré la résistance des fractions indigènes restées fidèles au Maghzen.

La dissidence se propage rapidement chez les tribus ralliées situées au-delà de nos postes. Le 26 avril elle gagne au Sud de l’Ouergha en direction de Souk el Arba de Tissa, qu’elle atteint bientôt, menaçant directement Fez située à une journée de marche.

Les postes, défendus par une section ou une demi compagnie, protégée par des blockhaus abritant une escouade, sont encerclés et attaqués au canon, à la grenade et au fusil.

Les pertes sont sévères, l’eau fait rapidement défaut, les médicaments manquent pour soigner les nombreux blessés. Les commandants de ces postes réagissent de jour et de nuit contre les attaques riffaines, tout en affirmant par télégraphe optique leur volonté de résister jusqu’au bout, mais en demandant instamment à être ravitaillés en munitions, médicaments et eau.

Avec les bataillons disponibles, trois groupes sont constitués sous les ordres du général Colombat, des colonels Cambay et Freydenberg. Ils vont pendant les premiers mois parer au plus pressé, secourir, ravitailler ou replier les postes, colmater les brèches qui s’ouvrent dans notre front sous la poussée riffaine.

L’aviation militaire fournit une aide précieuse à ces groupes mobiles : elle les éclaire, les protège, les dégage à la mitrailleuse et à la bombe, quant l’étreinte dissidente devient par trop angoissante.

Chaque jour elle surveille les postes encerclés. Volant à une dizaine de mètres de haut, malgré le tir très précis des riffains, nos aviateurs lancent des sacs de glace, de médicaments, de grenades, de cartouches, à ces petites garnisons qui sont à bout de forces ; ils les protègent à la mitrailleuse et à la bombe ; volant plus bas encore, ils ramassent les messages que ces postes ne peuvent plus transmettre par optique. L’habileté, l’énergie, l’esprit de sacrifice des aviateurs font l’admiration de tous. Chaque soir les avions rentrent criblés de balles, quelques équipages sont portés disparus.

Je voudrai pouvoir vous parler longuement de la défense héroïque de ces postes : là dans ce bled chaotique, ont été écrites des pages sublimes dans le livre d’or de la pacification au Maroc. Mais les instants passent et je n’ai pas encore abordé mon sujet.

L’agression riffaine, prévue par le maréchal Lyautey, nous a pris au dépourvu ; en raison de la faiblesse de nos effectifs durant cette première phase des opérations, nous avons été dominés par l’ennemi.

En juillet et août les renforts venus d’urgence d’Algérie, puis de France, permettent l’établissement au centre, de solides points d’appui, qui résistent à des assauts furieux et répétés mais vains.

Cependant à l’Est, la défection des importantes tribus Tsoul et Branet habilement travaillées par la propagande riffaine, entraîne la perte de plusieurs de nos postes et menace l’axe de communication Fez-Taza.

A l’Ouest, un parti riffain exécute des raids très audacieux dans la riche plaine du Gharb déjà livrée à la colonisation, et razzie récoltes et troupeaux.

Le 19ème corps d’armée à l’Est, le groupe Freydenberg à l’Ouest, par des actions vivement menées durant le mois d’août et fortement appuyées par l’aviation, rétablissent la situation.

En fin août, Abd-el-Krim perd l’initiative des opérations. Six divisions se partagent alors les 300 km de front du Loukos à la Moulouya ; une division est en réserve d’armée. L’aéronautique du front Nord se compose de 20 escadrilles.

Le haut commandement a des moyens puissants à sa disposition ; il veut attaquer vivement et amener si possible l’adversaire à composition avant l’hiver. L’offensive doit être menée contre les tribus, en lisière du front, terrorisées par les riffains, et aussi  contre le cœur du Riff, les Beni Ouarghel, tribu d’Abd-el-Krim, contre ses repaires Adjir, Traguist, d’où émanent tous les ordres.

Les Breguet 14 de l’Aéronautique du Maroc ne peuvent effectuer normalement, avec le rendement et la sécurité nécessaires, ces opérations éloignées. Le Goliath-Jupiter paraissait présenter les plus grandes qualités pour ce travail spécial. Deux escadrilles seulement en France étaient équipées avec ces appareils : la 6B2 de Bizerte en hydravions, qui fut mise à Melilla à la disposition des Espagnols pendant trois mois et qui bombarda consciencieusement les positions fortifiées de la côte méditerranéenne du Rif ; la 5B2 de Cuers qui basée à Fez, allait pendant 22 mois travailler principalement à grande distance.

… La 5B2, ainsi que je vous l’ai avoué au début, n’avait aucun entraînement au bombardement en arrivant au Maroc.

Mais à Fez, au milieu de nombreuses escadrilles de l’Armée très entraînées, elle ne pouvait se contenter de maigres résultats. Tout le personnel, animé d’un esprit de corps très développé, s’attacha à accroître toujours le rendement de cette escadrille.

Les premiers bombardements ne furent pas très heureux. D’ailleurs dans ce pays, le bombardement présente de grosses difficultés. Dans notre zone d’action à grande distance, les cartes étaient inexistantes. Il était nécessaire de repérer des points importants, grâce aux renseignements  d’informateurs indigènes, puis par approximations successives, de déterminer les autres ponts principaux.

Une fois le bled connu, la reconnaissance de l’objectif est difficile ; seul un œil exercé peut découvrir à une certaine distance, dans ce pays chaotique, un groupement de quelques metcha construites en pisé et souvent accroché aux pentes d’un djebel, une mahakma (poste de commandement riffain), une zaonia (centre religieux et politique ayant une grande influence sur les tribus).  De plus l’altitude de l’objectif n’est pas encore connue.

La complexité du problème passionne les officiers chefs de section, et leur enthousiasme triomphe rapidement de toutes les difficultés inhérentes à un bombardement à haute altitude dans ce pays.

Dès l’arrivée de la 5B2 à Fez, commence la troisième phase des opérations de 1925. Les espagnols, soutenus par les canons de notre escadre de la Méditerranée, débarquent près de Morro-Nuevo, à l’Ouest de la baie d’Alhucemas, le 8 septembre. Le 11, nos colonnes, au Nord de Fez sur le moyen Ouergha, prennent l’offensive et pénètrent profondément en pays Beni-Zeroual.

Les Goliath bombardent Adjdir (la capitale), Chechaouen (le plus bel objectif du Riff),  Targuist (le PC d’Abd-El-Krim), Tazeout (PC de Si M’Hamed, frère d’Abd-El-Krim), le massif du Bibane tragiquement célèbre, Aïn Berda…..  Ils portent leurs coups parfois en zone rapprochée, mais le plus souvent sur les points les plus reculés du Riff.

Le 24 septembre, au cours d’un bombardement sur Chechaouen de toute l’escadrille, un équipage tombe glorieusement en dissidence. Je tiens ici à rendre hommage au courage et à l’abnégation des Seconds Maîtres Marchau et Riou, des quartiers-Maîtres Dussolon et Gouarnigou et du matelot Segalen, dont la disparition fut douloureusement ressentie par toute la 5B2.

Quelques jours plus tard, au cours d’un bombardement sur Targuist, un Goliath a une panne de moteur ; le pilote réussit à poser sur l’eau son terrestre, en baie d’Alhucemas, à 50 km de Targuist ; l’équipage est recueilli par les Espagnols : à bord avaient pris place pour ce vol le LV Montagne, et Si Mohamed Kouyes. Celui-ci, ancien caïd de Targuist, avait jugé bon, après quelques démêlés avec Abd-el-Krim, de venir nous offrir ses services.

Les burnous de notre ami Kouyes, trop volumineux pour être introduits dans une combinaison fourrée, étaient restés à Fez, aussi dut-il déambuler après l’amerrissage en semple chemise mouillée. Un commandant espagnol, qui avait été prisonnier des Riffains à Targuist, crut reconnaître l’ancien Caïd : Montagne eut les plus grandes difficultés à protéger son précieux passager qui, encore mal remis du choc violent de l’amerrissage, du bain forcé et de son émotion à se trouver à la merci des espagnols, fit ce reproche à Montagne : ‘Tu ne m’avais pas dit qu’il y avait changement de programme ».

Le lendemain, venu en liaison à Melilla, auprès du haut commandement espagnol, pour le maréchal Pétain, je ramenais en avion Montagne, l’équipage et Kouyes à peu près souriant. « Labès ? » - « Labès chouia » !

En octobre 1925, un gros effort est effectué dans le secteur Est, au Nord de Taza. Le 19ème Corps d’Armée partant de Rifane et Dar Caïd Mebda marche en direction d’Adjdir et atteint Nador et les cols de la ligne de partage des eaux. Plus à droite, le groupement de cavalerie Du Jonchay assure la liaison avec les Espagnols à Syah. La 5B2 poursuit activement ses bombardements éloignés et rapprochés. Mais le mauvais temps rendant très difficile la progression des colonnes et fort aléatoire l’arrivée du ravitaillement arrête les opérations.

Les pluies continuelles de novembre s’achèvent après une tornade qui dévaste le 1er décembre le Centre d’aviation de Fez ; sous les hangars effondrés gisent 11 BREGUET et 1 GOLIATH. Avec le retour du beau temps, l’aviation retrouve son activité et soutient une vaste opération engagée en pays Marnissa et Senhadja par notre allié le Caïd Amar d’Hamidou avec ses partisans. Nous y coopérons par de nombreux bombardements sur Taberrant, tout en intervenant sur Targuiet et Ghafsai.

Cette offensive déclenche un vaste mouvement de soumission contre lequel Abd-el-Krim cherche à réagir violemment en janvier et février 1926, mais il est rapidement bloqué par de vives contre-attaques appuyées par les BREGUET, tandis que la 5B2 bombarde en arrière du front Tazarine, Aïn-Berda, Ghafsai, la haute vallée du Taghzout, et toujours Taberrant.

En fin février, quelques journées de bombardements massifs sur les campements de la « petite tache de Taza », effectués par BREGUET et GOLIATH, en partant de la base d’Engil située à 1700 mètres d’altitude, calment les dissidents du Tichchouk et enlèvent tout souci de leur côté au haut commandement pendant la prochaine offensive du Riff.

Mars est consacré à la mise en état des appareils, en vue des opérations de grande envergure prévues pour le 15 avril. Trois nouveaux  GOLIATH arrivent en renfort de France : La 5B2 est ainsi armée à 9 appareils.

Au début d’avril, les troupes ont occupé leurs positions de départ pour la grande offensive, mais l’ordre arrive d’arrêter toutes les opérations et de cesser tous les vols sur les lignes. Les tractations de paix sont engagées à Oujda.

Depuis les brillants succès d’Amar d’Hamidou durant l’hiver, Abd-el-Krim  comprend que la partie est quelque peu compromise. Il cherche en traitant avec nous à éviter un désastre ; mais lui l’émir, il ne peut consentir à être éloigné du Riff.

Le 8 mai, une offensive foudroyante est déclenchée en liaison avec les Espagnols et le 22 nos troupes victorieuses entrent à Targuiet. Nous soutenons à grande distance cette brillante opération par nos bombardements qui démolissent la Zaoura de Bou Ghileb et occasionnent de gros dégâts sur Targuist, Snada, Taberrant, en liaison avec l’attaque au Bou Sineb et aux Ouled Abbo.

Enfin nous effectuons dans le bled Beni-Zeroual quelques bombardements de nuit très réussis. Les riffains abandonnaient de jour leurs villages soumis aux bombardements d’aviation et ne les réoccupaient que la nuit.

Dégâts matériels importants et effet moral considérable : une centaine de victimes en 6 sorties.

A cette époque, j’ai eu la grande satisfaction de surveiller en vol la remise par les riffains à nos troupes, des prisonniers français et espagnols. Au petit jour, à plus de 20 km en avant de nos lignes, nous découvrons sur une piste un de nos détachements. Au loin s’avancent lentement les Riffains encadrant nos prisonniers. A un détour de la piste à flanc de colline, les deux colonnes s’arrêtent.

C’était un spectacle émouvant ce défilé devant nos troupes présentant les armes, de ces hommes qui, au service de la France, ont subi les dures privations et les terribles angoisses de la captivité dans le Riff. Il faut se rappeler en pareille occasion que nombreux furent nos soldats torturés et mutilés par les dissidents, et que ce furent toujours les femmes indigènes qui montrèrent à ce point de vue le plus grand acharnement.

Il faut savoir aussi que des prisonniers espagnols, épuisés par les privations et les blessures non soignées, et suivant difficilement à pied la colonne qui venait nous rendre les prisonniers, furent froidement abattus à coups de fusils par les riffains quelques instants avant la délivrance de leurs compagnons d’infortune.

Après 48 heures de pourparlers avec le LV Montagne et un 2ème officier, Abd-el-Krim se décida à faire sa soumission et à s’en remettre à la générosité de la France. Nous surveillâmes aussi sa reddition et son arrivée à Targuist.

Quelques bombardements seront encore nécessaires sur les derniers flots de résistance du Riff, et il appartiendra au LV Le Brix de retrouver la colonne espagnole du colonel Cappaz, isolée à grande distance dans le Riff occidental, et qui n’avait pu être encore secourue.

Mais de nouveaux objectifs se présentent.

La tache de Taza, que nos troupes grignotent chaque année peu à peu, est dans le moyen Atlas, le repaire de tous les indigènes au passé trop lourd de crimes et de tribus de rudes montagnards, guerriers redoutables.

La présence au Maroc de troupes venues en renfort pour le Riff va permettre au haut commandement de liquider la question de la tache de Taza.

Durant la première quinzaine de juillet, BREGUET et GOLIATH préparent les tribus par des bombardements massifs et des bombardements de harcèlement, qui contribuent à hâter de nombreuses soumissions.

Le 14 juillet, les attaques de terre sont déclenchées : un GOLIATH en permanence surveille la progression sur tout le front pour renseigner par TSF le haut commandement.  Missions très pénibles, effectuées au dessus des crêtes de plus de 3000 mètres surplombant des vallées très encaissées et avec des conditions atmosphériques défavorables (50° à l’ombre à midi à Fez pendant tout le mois de juillet).

6 jours après le début de l’attaque, le général commandant supérieur peut écrire :« Le 20 juillet, en dépit d’une température torride, des difficultés d’un terrain de haute montagne exceptionnellement chaotique, des qualités d’un adversaire jamais dompté et décidé à mourir plutôt qu’à se rendre, nos troupes victorieuses ont effacé la tache de Taza ».

L’ère des grandes opérations au Maroc est close. Le ministre de la Guerre prescrit le rapatriement, par échelon, des unités de renfort. La 5B2, en raison de son rayon d’action, de la possibilité de son intervention massive en tout point du Maroc, et de l’exécution prévue d’un vaste programme photographique particulièrement important, est maintenue provisoirement au Maroc. Elle sera la dernière unité de renfort rapatriée. »…

Cet article du LV CAMPARDON  se poursuit ensuite longuement avec la narration des missions photographiques de l’escadrille 5B2. Nous n’avons pas jugé utile de la retranscrire.

    

Ci-dessus, deux photographies prises à Kasbah-Tadla, lors du dépannage d’un GOLIATH de la 5B2